Ti gavarish pa russki ?

Nous ne résistons pas au plaisir de partager ci-dessous un texte d’une amie écrivaine sur l’apprentissage du russe… texte écrit en 2016, et totalement actuel:

matriochka

“Quelle mouche m’a piquée en cette rentrée 2015 ?

Ces vers de Sholem Aleykhem, mon écrivain fétiche, qui vivait en Ukraine, qui parlait  le russe, en plus du yiddish et de l’hébreu, et qui faisait rimer, en acrobate des langues, le yiddish et le russe ?

Oui, mais lui, c’est lui …

Et moi ?

J’aime les langues depuis l’enfance. Ce que c’est que d’avoir eu une mère et un oncle maternel également à l’aise en allemand et en français, qui commençaient une phrase dans une langue pour la terminer dans l’autre, qui sans arrêt jonglaient, traduisaient, interprétaient. Dans le (maigre) legs de cet oncle, il y avait un dictionnaire Larousse dont la tranche était complètement noircie, à force de l’avoir éclairé sur la traduction exacte de chaque mot. Quand je suis en voyage, je ne peux pas m’empêcher de lire les panneaux, les menus, les titres des journaux, et si c’est dans un alphabet inconnu, eh bien je l’apprends. Comme cet été en Crète.

En cette rentrée 2015, je me suis vue explorer le site de l’Université Populaire à Strasbourg, m’informer des conditions d’inscription des cours de langues, aller bien sagement et dans les temps m’inscrire au Palais universitaire, et être bien présente au premier cours de russe dans la bonne salle du bon bâtiment où se concentrent la plupart des cours, avenue d’Alsace.

 Oui, quelle mouche m’a piquée ?

En ces temps où la Russie poutinienne n’a vraiment pas le vent en poupe, où tous les jours on apprend d’autres raisons d’être très inquiet quand on entend parler Russie, oui, quelle mouche m’a piquée ?

Cet automne, j’ai lu de Svletana Alexievitch,  La fin de l’homme rouge ;  je ne pourrai pas dire : « je ne savais pas » … A travers des témoignages bouleversants, l’écrivaine biélorusse, Prix Nobel de Littérature en 2015, décrit une Russie plongée dans une déliquescence profonde : le communisme a été une tragédie, et le capitalisme cynique qui lui a succédé,  un autre malheur  …

Et puis, il y a le passé chroniquement antisémite de ce pays : les juifs confinés dans la zone de résidence,  le numerus clausus dans les universités, les pogroms. Une palette impressionnante de mots, du plus anodin au plus vulgaire pour dire "juif " témoigne de cet antisémitisme historique …

Bon, parmi tous les tsars autoritaires et autocrates, il y a eu Alexandre II qui a imposé des lois plus favorables aux juifs, mais après son assassinat,  la réaction ne s’est pas fait attendre …

Bien sûr, on m’opposera Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski …

Mais que peuvent ces arguments froids et  rationnels, quand quelque chose de très ancien, d’enfoui, de subconscient m’appelle des profondeurs ? Un vieux rêve, un lien organique, jalonné de quelques approches infructueuses qui  se sont vite fracassées sur … l’alphabet cyrillique ?

Pratiquant les langues  plus à l’Est  (de la France) : l’alsacien, l’allemand, le yiddish, quelques mots de polonais, (l’anglais comme tout le monde, et l’hébreu aussi, mais d’aucune utilité dans ce contexte !), j’ai une curiosité, un appétit pour ces sonorités: je voulais rencontrer une autre grande langue européenne,  fondamentalement différente, qui s’écrit dans un autre alphabet, qui est associée à une autre religion. J’en aime déjà les sonorités, la dichotomie "mouillé (ou mou) / dur", les " die", nie", "tie", les " r" roulés, la gutturale  "kh", comme en allemand, comme en yiddish…"

En russe, le signifiant semble coller plus intimement au signifié qu’en toute autre langue.

Prenez par exemple le mot "нет" : en quelle autre langue le refus sera-t-il aussi net, catégorique, pour tout dire soviétique, khrouchtchevien ? Que peut un maigre  "no",  "lo", "neyn" ou même "nein"  face à ce mastodonte ? Dans la novlangue quasi planétaire, le "нет" est devenu le pendant du "OK" ou du "yes, (we can)" consensuels, le "veto" absolu.

Prenez aussi le mot le plus simple : "hi ", "hello", "shalom". Vous ne me direz pas qu’une langue qui a besoin de toutes ces consonnes et de quelques voyelles pour un simple salut n’a pas un certain charme … slave : здравствуйте

En plus de cette curiosité qui renvoie à des strates marécageuses de mon inconscient, il  y a l’idée, très consciente celle-ci, qu’apprendre une nouvelle langue à l’âge de la presque retraite ne pourra que redonner vigueur à mes neurones pas encore endormis (mais dont nul ne connait les intentions à moyen terme !). Et pour cela, le russe est particulièrement indiqué, tous les neurologues devraient le conseiller !

Et me voilà attelée en compagnie d’une vingtaine d’autres élèves à l’étude du russe.

Contrairement à la publicité mensongère souvent répétée, l’apprentissage de l’alphabet n’est pas une simple formalité … Se méfier surtout des faux amis, le monde en est plein. Un vulgaire "g" est en fait en russe un "d", un "m " est "t " et un "n" est  "p". Je ne vous dis que ça ! Et puis, il y a les caractères d’imprimerie, majuscules et minuscules et les caractères cursifs, idem. L’écriture manuscrite en attaché est très surprenante, on ne sait pas où commencent et où finissent les lettres, elle a un côté vieillot, désuet : on dirait que les lettres ont été tracées par une personne qui a connu le tsar Nicolas II et la Révolution russe !

Mais finalement, une fois qu’on connait les lettres, qu’on a trié entre vrais et faux amis, le russe n’est pas si difficile que ça à lire : il se prononce comme il s’écrit (ça nous change du français). Je passe sur l’assourdissement des consonnes sonores "bvgdjz" en position finale,  qui deviennent "pfktshs" ; ce n’est pas ce petit caprice innocent qui va nous rebuter, surtout si on a une oreille accoutumée au même petit caprice en allemand.

Le seul ennui, mais il est de taille, c’est que les "o" se prononcent "a" quand ils ne sont pas sous l’accent, c’est-à-dire la plupart du temps, puisqu’il n’y a finalement qu’un accent par mot. Prenons le mot "хорошо" (bien) que vous connaissez tous. Eh bien, il se prononce "kharasho", et oui ! Et bien sûr, "здорово", qui en est comme le superlatif, qui veut dire très bien, excellent, super, se prononce "zdorava" (le lecteur attentif aura remarqué que l’accent russe est fantasque, il se pose sur la syllabe qu’il a élue, au gré de son humeur !)

Là où ça devient franchement déstabilisant, c’est quand on apprend que "Boris" se prononce "Baris ", que "Novgorod" se prononce "Novgarad" et "Moskva" "Maskva". Mais alors, pourquoi tous ces "o" en français ? Parce qu’on a bêtement repris l’orthographe russe de ces mots et non leur prononciation. Et aujourd’hui, qui en paie les funestes conséquences ?

Après, on s’attaque aux choses sérieuses, quand on commence la grammaire, c’est-à-dire tout de suite, puisqu’on ne peut pas dire un seul mot en russe sans qu’il ne soit régi par des règles sévères et pointilleuses, qui pourtant admettent leur lot d’exceptions. Même dans la collection « pour les Nuls » qui a sorti son volume sur le russe, après un premier chapitre de consolation « Vous connaissez déjà un peu de russe », le second s’appelle « La dure réalité du russe : la grammaire de base ». Et pourtant la collection se veut fidèle à la formule : « s’instruire en s’amusant » !

Malgré les efforts de notre excellente professeure pour nous faire croire que ce n’est pas si dur que ça, qu’on y arrivera, qu’on est formidables d’avoir déjà assimilé tant de choses … bizarre, au moment de la 3ème leçon de grammaire, celle sur les pluriels irréguliers, les effectifs ont fondu : à la place des 20 élèves motivés, nous ne sommes plus que 15.

Certes, il n’y a pas d’articles en russe, ça je le savais déjà. Pas besoin de se tordre les méninges autour de la très fameuse énigme germanique "der/die/das" ? Mais on le paie largement en déclinaisons constantes : substantifs, adjectifs, nombres, et même noms propres, tout se décline. Chacun possède plusieurs déguisements sous lesquels il se cache pour que surtout on ne le reconnaisse pas.

Et pourquoi on ne le reconnaît pas ? Parce qu’il y a six cas ! Les quatre de l’allemand ne suffisent pas, il y en a deux de plus.

Ce qui est bien avec le russe, c’est qu’on renoue avec des souvenirs antédiluviens : par exemple le latin, que j’ai étudié sans grand succès vers mes 12-15 ans (c’était toujours ma sœur qui faisait mes devoirs, je n’avais pas le temps de m’occuper de ça, je courais à mes cours de danse !) Et bien, en latin aussi, il y a six cas, et l’ablatif a des petits airs d’instrumental russe, si, si, je vous assure !

Bon : vous voulez savoir comment s’appellent les cas en russe ? (et désolée pour ceux qui savent déjà !) : nominatif (facile), génitif, accusatif, datif (comme en allemand), et aussi instrumental et locatif. Joli, non ?

Et pour les finales qui sont la marque des cas, on va de surprise en surprise.

Par exemple le "a". Vous êtes bien d’accord qu’il a son petit côté féminin, non ? Par exemple, Vladimir Poutine, Liudmila Poutina. Facile. Eh bien, imaginez-vous  que le "a" peut aussi servir pour l’accusatif du masculin, ou le génitif du neutre. De quoi troubler des catégories mentales installées depuis trop longtemps.

Certes, l’allemand est d’une plus grande utilité que le latin, mais il ne faut négliger aucune béquille, ça je l’ai appris avec le yiddish, tout apport est bon, tout se recycle, s’adapte, se réutilise…

C’est étrange, cette histoire de cas, de désinences finales qui voguent du "a" ou "y", du "om" au "ei" a fait fuir encore quelques étudiants : on n’est plus que 10 maintenant. Pourvu que les effectifs ne fondent pas plus encore quand on passera aux prépositions, la dynamique du cours en pâtirait !

Bientôt, on abordera les verbes, et là on se verra confronté à la fameuse énigme russe : perfectif ou imperfectif ?
Franchement, je ne sais pas… ça dépend … on verra …

Et quand je pense que malgré tous ces efforts, je n’aurai probablement jamais l’occasion d’utiliser la langue de Poutine (oh ! pardon ! je voulais dire de Pouchkine !) avec des vrais Russes, puisque mon mari m’a formellement annoncé :

-          Je te préviens, on n’ira pas en Russie ! 

-          Même pas à Saint-Pétersbourg, voir l’Ermitage ?

-         Non !

-         Mais … il y a des Michel-Ange, des Vélasquez, des Rembrandt, des Cézanne de toute beauté !

Vous savez ce qu’il a répondu ? 

-         Niet !

Alors, à quoi me serviront ces heures passées à apprendre des conjugaisons à des temps dont j’ignorais l’existence, des génitifs pluriels irréguliers, à me demander si le "yod" est une voyelle ou une consonne ?

A chanter en russe et en yiddish des chansons ‘hassidiques qui sont souvent une ode à l’alcool et à l’ivresse :
 

Nie zhurities khloptse

Shto zhe c nami budyet

Me poyediem da kartshomki

Tam i vodka budyet »
(ukrainien)

 

Ne vous tracassez pas, les gars

Sur ce qu’on va devenir

Allons à la taverne

Là-bas, il y aura de la vodka

 

Khapt arayn a shnepsl

Kol zman ir zent baym lebn

Imirtse hashem oyf jener velt

Vet men aykh nisht gebn
(yiddish)

 

Buvez un petit shnaps

Pendant que vous êtes vivants

Si Dieu veut, dans l’autre monde

On ne vous en donnera pas !”

Astrid Ruff, février 2016

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